dimanche 19 janvier 2014

La Fable des Cloportes - Extrait !


Après Les Châtiments d'Apophis, Patrice Dauthie et Maryse Cherruel récidivent dans une histoire délirante qui verse de nouveau du sel sur les plaies de notre société.
La pelletée sera généreuse, car après Lille aux serpents voici venue Lille aux barbares avec La Fable des Cloportes !
Aujourd'hui, découvrez le chapitre 2 !



« Dans Les châtiments d'Apophis, j'avais noté l'art du couple Dauthie-Cherruel pour créer des personnages atypiques de qualité. C'est partie remise avec La fable des Cloportes, où l'on se trouve embarqué dans une enquête sur fond de misère sociale. La palme revient à ce lieutenant de police hors-normes, qui circule dans Lille en "charrette de retraité alcoolique", approvisionne sa mère artiste-peintre en substances illicites et se balade avec un tube de pommade en poche, destiné à calmer les démangeaisons mal placées que lui provoquent le stress de l'enquête.(...) »

PolarMania  - le 14 janvier 2014




La Fable des Cloportes 

Chapitre 2 - Extrait


 
Il m’apparaît qu’Emma Telier ne m’apprécie guère.


Je devrais lui expliquer un jour. J’ai tant de choses à lui dire. Elle ne m’a pas l’air sotte et je suis sûr que le manège de son bellâtre d’adjoint l’indispose, encore que... Il y a chez eux la complicité des gens à l’aise avec leur physique et leurs certitudes. Mais elle le remettrait en place si elle savait tout sur moi, c’est une évidence sur laquelle je place tous mes espoirs. Car c’est une femme bien sûr, mais une mère aussi.

Oui, je pense qu’elle pourrait me comprendre.

Pour l’heure je grimpe dans cette fichue bagnole mais il est hors de question d’aller jusqu’à la rue du Buisson avec ce carrosse. Aussi, après avoir quitté la DIPJ et le boulevard de la Liberté, je la prends, ma liberté à moi, je descends dans les catacombes du parking Vinci qui s’enroule dans le sous-sol de la Place du Général-de-Gaulle et j’y remise la Mégane. Il me faut cinq minutes de marche pour regagner l’emplacement où est stationnée mon Aixam. Je lance le petit moulin de cinquante centimètres cube qui fume et pétarade à tout-va mais je n’en ai cure. Je suis chez moi dans le petit habitacle, c’est ma capsule spatiale, mon refuge, mon assurance tous risques car la petite cylindrée n’excédera jamais les 50 km/h fatidiques au-delà desquels une boule d’angoisse m’envahit. De toute façon le docteur Slimane a dit que c’était normal, qu’il faudrait du temps, beaucoup de temps pour que je reprenne un jour la route des grands espaces à bord d’une voiture me propulsant à des vitesses que les radars abhorrent. Le souvenir de la mort de Céline est encore là, toujours là, irrémédiablement là. Enfin, il a dit « beaucoup de temps » le docteur, mais ça fait quand même 25 ans que c’est arrivé.

J’atteins donc sans encombre le 117 de la rue du Buisson, devant lequel aucun cordon de sécurité n’est établi. Quelques badauds ou voisins se pressent autour de la camionnette des pompiers, scrutent l’intérieur de la Peugeot 307 de Westerloppe et se perdent en conjectures. Je m’avance vers l’entrée et grimpe les marches qui mènent à l’appartement dans lequel un cadavre a été découvert. C’est alors qu’un jeune gardien de la paix m’interpelle.

— Hé ! Vous allez où comme ça ?, éructe-t-il.

Je sors ma carte et me présente.

— Lieutenant Lalouze, DIPJ... Je viens pour les constatations.

— S’cusez lieutenant, j’vous connais pas encore.

Il salue et se nomme à son tour.

— Gardien Desorgher. Le brigadier-chef vous attend à l’intérieur.

Je franchis l’huis massacré par les soldats du feu et sursaute alors qu’un black-bass artificiel, ou un sandre, je ne sais pas trop, se met à chanter Don’t worry, be happy en agitant sa nageoire caudale, ses mâchoires et ses ouïes. Un de ces gadgets ridicules dont s’adornent les murs des gens simples, mû grâce à un détecteur de mouvement. La bestiole en latex continue de frétiller sur son support mural tandis que je pénètre dans la pièce attenante à la minuscule entrée. Mes semelles en Elastomere provoquent un bruit de succion sur le linoléum grisâtre aussi gras que la cuve de vidange d’un garage automobile. Par cette chaleur moite, on dirait que l’appartement tout entier a frit dans la graisse. Westerloppe est là, avec le capitaine des pompiers et deux de ses coreligionnaires. Ils se marrent en me voyant arriver et pourtant le tableau qui s’offre à mes yeux ne prête guère à la rigolade.

— Vous êtes qui ?, me demande le brigadier.

Évidemment, lui ne me connaît pas et je souscris à nouveau à la présentation de ma carte officielle. Pour ce qui me concerne, bien que ce soit la première fois que je le rencontre, je l’ai immédiatement identifié à partir de la description sommaire que m’en a faite Demoustier lors de mon arrivée à la DIPJ : « Tu verras, à force tu connaîtras tous les patrouilleurs, il y en a des marrants. Tiens, le gros Westerloppe, avec sa moustache de gaulois et son bide Kronenbourg... impayable celui-là. »

Je ne peux donc guère me tromper en avisant le personnage rieur en pleine observation de la victime étalée à ses pieds. Il figure le chevillard jaugeant les profits futurs à tirer d’un bétail qui vient d’être abattu, avec des promesses de steaks et d’aloyaux juteux et persillés. Il faut dire que le tableau est édifiant.

La vieille dame est quasiment nue. Elle porte un déshabillé arachnéen – poncif habituel des littératures érotico-pornographiques – par-dessus un soutien-gorge transparent qui laisse entrevoir les aréoles fripées de ses seins que la rigidité cadavérique n’empêche pas d’être flasques comme de gros préservatifs usagés. Elle est affalée au pied d’un évier en inox dont le coin s’orne de traces sanguinolentes.

L’odeur est épouvantable.

Nous sommes en plein été, l’atmosphère est poisseuse comme le miellat que pleurent les arbres au printemps et la mort doit déjà remonter à plusieurs jours. Une dizaine de mouches alourdies par l’abondance de nourriture, hébétées par les accouplements et les pontes qui s’en sont suivies, gravitent d’un vol lourd autour des orifices de la vieille, dont les yeux jaunâtres sont grands ouverts au milieu d’un visage ridé bien que bouffi. Elle ne porte pas de culotte et son sexe à la pilosité manifestement entretenue est maculé de minuscules grappes blanches... les œufs des diptères hystériques susvisés, bien sûr, qui se sont livrés à leur bacchanale sardanapalesque.

Dudit sexe émerge une ficelle grisâtre.

Le postérieur malingre de la défunte porte deux taches sur chacune de ses fesses maigrelettes, un peu comme de la kératine durcie par les stations assises. Inutile de s’étendre sur les exsudats pestilentiels qui ont progressivement quitté les entrailles pour se répandre sur le sol. Un des pieds de la victime est encore recouvert d’un escarpin à haut talon, l’autre chaussure ayant valdingué à trois mètres de là. Le cadavre a retrouvé une position fœtale, avec des mains aux doigts recroquevillés comme des pattes d’araignée morte. Le spectacle est si répugnant dans son indignité morale que le seul fait de le regarder sonne comme une humiliation.

Il faut que je débranche un truc dans ma tête, comme me l’a appris le docteur Slimane. Tout de suite. Parce que si je ne le fais pas, je serai plaqué au sol par l’émotion. Respirer, souffler. On y va.

Je laisse couler un fluide immatériel qui me traverse de la tête aux pieds, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le sol, telle une onde tellurique renvoyée dans des méandres chtoniens. Je deviens prise de terre et me déleste d’un courant nuisible. Et pourtant, je ressens une violente démangeaison anale qui gagne en intensité. Des angoisses de cancer colorectal me taraudent brutalement pendant que Westerloppe, loin de tomber dans la déploration qui est la mienne, continue ses mimiques stupides de supporter du Barça après un but de Lionel Messi, agitant par-devers lui sa main droite de haut en bas tout en gonflant ses joues rubicondes.

Une foule de questions me viennent à l’esprit alors que la marionnette halieutique reprend son Don’t worry, be happy pour saluer l’entrée de Desorgher, ce qui provoque l’hilarité de mes comparses.

— Arrêtez-moi cette saleté, vous voulez bien Desorgher ?, fais-je, agacé.

Je m’étonne moi-même de ce subit accès d’autorité et le jeune gardien ne se fait pas prier pour décrocher l’objet de mon courroux et en retirer les piles.

— Bon. À votre avis que s’est-il passé ?, dis-je en m’adressant au capitaine des pompiers, ce dernier m’ayant l’air plus réceptif que les membres de ma propre corporation.

— Une mauvaise chute lieutenant. La tête de la victime a heurté le coin du bac inox, on voit bien la plaie sur la tempe. Mais ce qui a motivé mon appel c’est l’apparente violence du choc et puis... – il hésite un peu – la tenue de l’intéressée.

Je m’adresse alors à Westerloppe.

— Vous avez une identité ?

— Mathilde Hardelin, née le 5 mai 1940 à Haverskerque, annonce-t-il fièrement en exhibant une carte d’identité. On a retrouvé son sac à main dans le placard de l’entrée, précise-t-il avec modestie. 72 ans, c’est plus vraiment un âge pour jouer les femmes fatales !

— Il y a de l’argent dans le sac ?

— Quatre euros et trente-neuf centimes dans un porte-monnaie !

Puis, m’adressant au chef pompier, je lui demande de me détailler les circonstances de leur intervention.

— C’est le voisin du dessous, un certain Georges Coignart, qui nous appelés. Il n’avait pas vu la dame depuis trois jours et il s’inquiétait à cause des aboiements du chien. Apparemment ils se connaissent bien.

— Le chien ? Quel chien ?, dis-je en opérant un regard circulaire sur la pièce.

— Le voisin l’a pris chez lui. Une espèce de gros caniche qui était enfermé dans la chambre à coucher.

Je reste silencieux et nous observons de concert le décorum du galetas.
Des résidus d’arachides et de biscuits apéritif jonchent le sol. La paillasse de l’évier et le contenu de ce dernier montrent un faitout en aluminium et trois assiettes où gît un reste de brouet rougeâtre, genre tripes ou raviolis, que même les mouches ont négligé, lui préférant les mets plus délicats offerts par la dépouille. Une bouteille de gros plant du pays nantais bien entamée et des verres à moutarde ornés d’images de Schtroumpfs complètent la vaisselle restée en rade. Le robinet mélangeur laisse échapper un mince filet d’eau qui semble huileuse et accentue cette impression d’environnement liquide et glutineux.
On se croirait dans le tableau des Montres molles de Salvador Dali.
Le plan de travail adjacent supporte, outre des plaques électriques d’une saleté repoussante, un four à micro-ondes dont une des mollettes de réglage a été remplacée par un bouchon de liège.
Je remarque aussi un cendrier presque plein ainsi qu’un soliflore avec une rose artificielle. En dessous, un réfrigérateur table top exhibe une poignée cassée qui n’a pas dû résister à l’insistance d’un maladroit face à l’effet ventouse du joint d’étanchéité.
Devant l’évier, une table en formica et ses quatre chaises ; sur le mur opposé, un vaisselier Henri II à mascarons et feuilles d’acanthe ainsi qu’un clic-clac revêtu d’une housse beige couverte de taches. Dans un coin, sur un meuble d’angle, un petit téléviseur à tube cathodique et un lecteur DVD parachèvent l’équipement sommaire du coqueron.
Toutes ces choses idiotes et disparates qui rendent instantanément triste, je dis bien instantanément, comme si toute rationalité se dissipait dans le désespoir qui me gagne en même temps qu’une nouvelle démangeaison piquante m’assaille le rectum.

— Il y a d’autres pièces ?

Westerloppe me montre la chambre à coucher, dont le mobilier est aussi discordant que celui du séjour/salon. Je ne retiens de cette brève incursion que l’odeur de renard adulte qui embaume la couche de dame Mathilde. Les pièces d’eau sont sans intérêt, si ce n’est leur manque de propreté commun.

— Une question messieurs : quand vous êtes arrivés, la table était-elle comme ça ?

— Comment ça comme ça ?, demande le pompier en chef.

— Je veux dire... y avait-il quelque chose dessus ? Le soliflore et le cendrier étaient déjà sur le plan de travail ?

— Oui lieutenant. On n’a rien déplacé.

— On peut donc imaginer que la victime a chuté depuis la table en formica...

Westerloppe se fend alors d’un rire épais comme son manque de savoir-vivre.

— Vous supposez qu’elle était montée là-dessus pour faire un numéro de claquettes ?, pouffe-t-il.

J’essaie de conserver mon calme.

— Oui. J’échafaude une hypothèse comme on dit. Mais en tout état de cause, la victime n’était pas seule au moment du drame, vous en conviendrez. Les assiettes, les verres... le chien mis à l’écart... tout ça me paraît évident. Il me semble indispensable d’alerter l’Identité Judiciaire pour faire quelques relevés et dans la foulée de confier le corps à Lermier, la légiste. Il y a aussi cette ficelle qui m’intrigue, dis-je, en composant le numéro d’Emma sur mon mobile.

— Quelle ficelle ?, demande le brigadier.

— Celle qui dépasse de l’intimité de cette pauvre femme. Je ne vois pas ce que ça peut être. Vous en connaissez beaucoup, vous, des femmes qui ont encore leurs menstrues à 72 ans ?

— Leurs quoi ?

— Laissez tomber brigadier, je vais prendre l’affaire en main, dis-je, le combiné à l’oreille. Vous pourrez très bientôt retourner à vos patrouilles urbaines.

Une fois de plus, je me surprends à être aussi vindicatif et Westerloppe me gratifie d’un regard irrité. Mais l’Alceste qui sommeille en moi ne supporte pas la bêtise, et ma timidité se voile alors derrière la maladresse de mon double, celui qui pense avoir raison, l’autre versant de ma personnalité.
J’ai souvent l’impression que le semblant d’intelligence que je possède est sauvagement antipathique aux autres. Entre pompe ou pédanterie, voire mépris, ce qu’ils y voient paraît hautement détestable, alors que ce n’est que de la maladresse issue de cette timidité morbide ancrée en moi. Ce n’est pas comme cela que je vais m’attirer la sympathie des hommes de terrain.

En tout cas, s’il y a une chose que je sais, c’est que les histoires de ficelles retrouvées se terminent toujours mal. Il suffit de relire Maupassant pour s’en convaincre, même si dans le cas présent nous sommes au XXIe siècle, bien loin de la Normandie, et que l’endroit de sa découverte est pour le moins inattendu.




2 commentaires:

  1. Excellent, on l’attendait avec impatience (le deuxième) et le moins que l’on puisse dire c’est qu’on n’est pas déçu, le style est même supérieur au premier et en plus c’est drôle, j’ai bien rigolé avec entre autre le personnage de Lalouze et sa mère soixante-huitarde fumeuse de joints (la scène avec les gendarmes est mémorable). A lire d’urgence, c’est en plus une idée de cadeau bien sympathique pour les amoureux de la lecture qui se font hélas de plus en plus rares ! Vivement le troisième, merci pour ce grand moment de lecture et encore bravo !

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    1. Merci Farid
      Contente que cette farce policière t'aie diverti ! Ah ce Lalouze... C'est vraiment un personnage atypique et attachant ! au plaisir.... Maryse

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