Il s'agit de la seconde aventure de Virgile David Blacke et d'Amélie Laribi, après À minuit, les chiens cessent d'aboyer.
Soleil
gris
La voiture familiale a parcouru un peu plus de huit cents
kilomètres pour arriver jusqu’ici. Près de dix heures de voyage pour s’arrêter
devant l’usine de textile, Auchelaine Dewavrin. À droite de l’Espace vert
pomme, les camions d’une société de transport narguent le coup de grisou qui
décime l’industrie hexagonale. Enfoncé dans le lointain, le terril de l’ancienne
fosse numéro 5.
Est-ce la présence du géant de scories ou bien le décor
paraît-il plus terne qu’avant ?
Par la vitre de sa portière, Éric Bastien – quarante et
un ans au compteur, bâti comme une armoire rustique – contemple l’usine à
l’abandon : les grilles fermées et cadenassées, le panneau bleu qui flèche
Peignage d’Auchel, le Stop à moitié couché sur le sol… Et les
deux barrières blanche et rouge relevées comme une invitation pour les ouvriers
à revenir. La zone commerciale tape-à-l’œil qui longe le boulevard de la Paix
démontre que ce ne sera jamais le cas. Une ère nouvelle remplace la servitude
prolétaire. Le présent est à la consommation. La production, elle, se passe
ailleurs…
L’homme secoue la tête. Il annonce à la cantonade :
– Le pays
noir, nous voilà ! Dix minutes d’arrêt !
Dans sa bouche, voilà adopte une tonalité Ch’ti.
Une sorte de borborygme semi-inintelligible agrémenté de chapeaux chinois comme
pour un repas à thème dans une cantine nordiste : Vôlâ. Chez
certains, la langue prend un malin plaisir à faire ressurgir ce que le cerveau
a enfoui dans l’inconscient…
Éric Bastien ne se rend compte de rien, trop pressé de
sortir pour étirer sa lourde charpente. Huit cents bornes ! De quoi
courbaturer le plus solide des gaillards, malgré une pause toutes les deux
heures et une halte pour pioncer.
Pleinement réveillées, deux petites têtes blondes
s’égaillent hors de la voiture familiale, suivies par une adolescente. Ce sont
ses trois filles – Lisette, cinq ans, Élisa, sept ans et Myrtille, quatorze ans
–, sa bande de nanas. Elles n’échappent pas à la vigilance d’Élisabeth tirée,
elle aussi, du sommeil par son braillement de chef de gare. Élisabeth, leur
mère. Son épouse. Sa gonzesse. Une fleur originaire des versants ensoleillés du
Val d’Abondance. Jolie et fragile. Un vieux du coin, là-bas dans les Alpes, a
prophétisé, le jour de leur mariage : Pas besoin de se tenir les
pouces, l’Edelweiss poussera au pied du plus solide des épicéas. Sous son
ombre, elle risque rien. Certain ! Le monde actuel est si plein de fous
dangereux…
L’enfant du pays lève le nez vers le ciel. Dans ses
souvenirs, celui-ci était d’un gris pluvieux. Aujour-d’hui, en cette fin
d’après-midi d’octobre 2010, l’azur rayonne. Des nuages blancs paressent au
milieu d’une étendue d’un bleu infini et lumineux. Malgré tout, le décor reste
terne à ses yeux, et le soleil, grisâtre.
Quand on a goûté à la clarté des Alpes…, philosophe-t-il.
– Oh, ta
montagne, Papounet ! Elle est verte !, l’interrompt Lisette.
Papounet voit enfin la verdure qui remplace les habits de
deuil du 5.
Pour arriver jusqu’ici, Éric Bastien a emprunté la rocade
minière où veillent les géants nordistes. Immanquables, il a pourtant roulé
sans les voir. Une fois à Auchel, il a boudé le numéro 5. Remarquant seulement
du coin de l’œil que le numéro 3 – son voisin – avait diminué de
plus de sa moitié.
Ses nanas et sa gonzesse, quant à elles, dormaient. Il ne
les a pas réveillées. Chaque chose en son temps, a-t-il décidé, saluant en
silence l’initiative des autorités locales. Elles rasent les corons pour les
remplacer par des habitations aux couleurs vives. Du jaune, du bleu…
Tirer un trait sur le passé s’avère nécessaire si l’on
souhaite changer l’avenir que le destin impose. Nécessaire et salutaire.
Même s’il faut parfois revenir – et
regarder ! – en arrière pour que ce trait soit définitif…
– Oh,
merci papa !, s’enthousiasme Élisa en sautant sur place.
Un peu plus à l’écart, l’aînée lui apparaît distante. Une
lueur de reproche luit dans ses prunelles. Serait-ce en rapport avec son
prénom ? Il secoue à nouveau la tête. La fatigue du trajet l’entraîne sur
une pente savonneuse, elle l’induit en erreur. Myrtille est juste du genre
introverti. De plus, elle subit la fatidique crise de l’adolescence. Il ne doit
pas s’inquiéter, tout est normal.
Ouais, laisse béton, tout est sous contrôle. Tout baigne,
mecton… Tu es pardonné.
– Attendez
d’être devant !, lance-t-il alors, avec emphase, avant de montrer l’usine
de textile désaffectée. C’est ici que travaillait votre grand-père, il était
peigneur et s’occupait d’la laine de mouton venue d’Australie !
Malgré la puissante bonne humeur dont il use, son visage
se voile.
Dans la quiétude de son chalet alpin, il ne cause jamais
de son enfance à Auchel. Ni de son père, abandonné derrière lui, à seize ans,
de la même manière qu’il a abandonné les terrils. Ou presque. Les terrils ne
possédaient aucune bagnole à chouraver, son vieux, si. Une quinzaine d’années
de mariage sans une parole à ce sujet. Ce n’est pas faute, de la part
d’Élisabeth, d’essayer de lui tirer les vers du nez.
Sa gonzesse l’interroge toujours au lit alors qu’elle est
sur le point de s’envoler pour le royaume des rêves.
Un sourire de pure tendresse étire les lèvres d’Éric
Bastien. Il visualise sa jolie fleur, la joue fraîche collée contre son torse
tandis qu’il lui caresse les cheveux avant de descendre sa large paluche vers
le bas des reins, à cet endroit où un minuscule grain de beauté vaut tous les
tatouages aphrodisiaques du monde. Et, indubitablement, elle lui demande :
– Tu me
racontes, dis ?
– Pas ce
soir, lui répond-il.
– Quand,
alors ?
– Un
jour, tu verras… Promis…
Hier, il a fait mieux que tenir sa promesse. Une fois les
filles récupérées à la sortie de l’école, à leur grande surprise, il a quitté
les montagnes pour l’Autoroute Blanche. Un voyage vaut mieux que de longs
discours, s’est-il justifié, franchissant le péage en direction de Paris. À
l’arrière, Lisette et Élisa, rayonnantes, ont applaudi. Myrtille s’est autorisé
un sourire. Quant à Élisabeth…
Il se tourne vers sa belle montagnarde.
Elle a enlacé Myrtille et contemple les environs. Il
capte son regard. Elle lui sourit, irradiant de plaisir. Leur aînée
d’adolescente lève les yeux au ciel, agacée par la mièvrerie sentimentale de
ses parents. Éric adresse un clin d’œil à sa femme. Le sourire d’Élisabeth
s’élargit un peu plus.
Les cris d’Élisa interrompent leur complicité
silencieuse.
La petite fille accourt vers son Papounet. Elle lui saute
au cou en riant aux éclats. Papounet l’attrape dans ses bras.
– Élisa,
Élisa, se met-il à chanter, Élisa, saute-moi au cou, Élisa, Élisa…
– Cherche-moi
des poux !, complète la fillette, euphorique, tout en piochant des bêtes
invisibles dans les cheveux paternels.
– Justement !
Ça m’démange de t’chercher des poux, mon con !