mardi 8 mars 2011

Faute de vérité: un deuxième extrait

J-1 avant la parution de Faute de vérité !


En attendant de retrouver ce n°9 de Riffle noir chez votre libraire, voici un second extrait avec Charles Klapa, narrateur et lieutenant des Stups, de retour dans le Nord à Quesnoy-sur-Deûle.


Extrait II
Quesnoy-sur-Deûle, jeudi 23 décembre 2004


 On ne devrait jamais revenir sur les lieux de son enfance. Surtout quand on a l’impression d’avoir été heureux. Ça vous déprime plus sûrement que la hausse du prix du pétrole et le déficit de la balance commerciale réunis. Le temps qui passe vous y guette, sournoisement planqué derrière une maison délabrée, une façade ravalée, des noms de rue modifiés...
    Je n’étais plus retourné à Quesnoy, dans le centre du village s’entend, depuis une quinzaine d’années. Au début de l’été 1990, j’avais aidé mes parents à déménager, à quitter la maison de la rue Verte. Ils s’étaient laissés séduire par une construction neuve dans un petit lotissement coquet recroquevillé autour d’une voie privée, légèrement à l’écart du village. Geoff venait à son tour de s’échapper du nid familial, et papa avait décidé qu’il lui fallait un petit bout de jardin pour ses vieux jours. Sans surprise, la mairie avait fait jouer son droit de préemption pour racheter notre vieille maison afin de la raser. Les deux rangées de baraques ouvrières étaient condamnées de longue date, sacrifiées sur l’autel de la civilisation des loisirs. Elles seraient bientôt remplacées par un espace vert orné de jeux sécurisés pour les enfants du village.
    Seulement voilà, rien ne se passe jamais comme prévu. Papa avait déclaré une sclérose en plaques deux ans à peine après avoir emménagé dans sa maison avec jardin, le nouvel espace vert municipal était devenu en quelques mois le lieu de rendez-vous nocturne de toutes les racailles du village, et moi j’avais attendu d’être à demi mort pour trouver le temps de revenir voir mes vieux parents.
  Geoff avait raison. Durant toutes ces années d’éloignement, je m’étais construit une image bien commode du bonheur quotidien des membres de la famille. J’avais tricoté moi-même les œillères qui m’avaient permis de vivre avec la certitude que tout allait pour le mieux, que rien n’avait changé. Et tout ça me pétait à la gueule aujourd’hui, avec les intérêts sur vingt ans.
Dernier exemple en date, mon transfert de la région parisienne vers Quesnoy. Un vrai cauchemar. J’avais été installé à l’arrière de la voiture de Geoff, une Volkswagen Passat, spacieuse, confortable. Isabelle était à l’avant, sur le siège passager. En un peu moins de deux heures de route, ils n’avaient pas échangé un mot, ni un regard. L’angoisse absolue, l’incommunicabilité des couples en crise en pleine action. Et moi qui les avais emmerdés avec mes petits soucis lorsque Caroline avait plié bagage...
    L’arrivée à la maison n’avait guère été plus glorieuse. Maman m’avait préparé la chambre d’amis, en bas. À peine le temps de poser mes sacs et je m’étais retrouvé face à mon père en chaise roulante. Il m’avait souhaité la bienvenue, avec un sourire un peu forcé. J’étais resté muet, comme un con. Depuis combien de temps était-il dans cet état ? Il était venu me voir deux fois à la Salpêtrière, et il tenait debout à ce moment-là.
    Le soir, maman m’avait expliqué que ses deux visites à l’hôpital étaient les dernières sorties qu’il avait pu effectuer sur ses jambes. « Tu connais sa fierté ».
Mardi à la première heure, j’avais appelé Théo Castel, le docteur Castel plus précisément, pour qu’il m’indique un kiné susceptible de mener à bien la suite et la fin de ma rééducation. Sa secrétaire m’avait inscrit sur la liste des consultations de fin de matinée. Les retrouvailles avaient été assez protocolaires. Nous nous étions perdus de vue depuis plus de quinze ans, et je dois reconnaître que nous avions vécu cet éloignement sans regret excessif. Théo n’avait pas beaucoup changé : petit, presque fluet, il dégageait cependant toujours cette incroyable énergie positive, dès le premier coup d’œil.
  Vers la fin de la consultation, l’atmosphère s’était détendue. Théo avait abordé des thèmes dépassant largement le cadre médical. Il m’avait avoué être revenu à Quesnoy depuis un peu plus d’un an pour oublier un mariage raté et se rapprocher de son père chez qui on avait décelé un cancer de la prostate. Il avait repris de mauvaise grâce le cabinet familial. Son truc à lui c’était la médecine d’urgence, les interventions avec les équipes du SAMU ou du SMUR. Il comptait bien s’y replonger dès que tout ça serait terminé. Je m’étais livré aussi, un peu. Nos parcours étaient finalement assez similaires. Il y avait beaucoup de points communs entre un flic des stups et un médecin urgentiste de trente-huit ans : la solitude, la dépendance à l’adrénaline, l’incapacité à poser les valises.
    Il m’avait dirigé vers le meilleur kiné de Quesnoy, en plein centre du village, et je m’étais engagé à l’inviter au restaurant, un de ces soirs...
   Ma mère me réveilla ce matin-là avec un luxe de précautions auquel je n’avais pas été habitué durant mes séjours hospitaliers.
   – Charlot, c’est bien 9 heures ta séance de kiné ?
   – Quel jour ? Jeudi c’est ça... J’arrive, merci, bredouillai-je en sortant la tête de sous la couette.
  Je me douchai et m’habillai en vitesse. Elle m’avait préparé un petit déjeuner copieux. J’éprouvai une certaine gêne face à l’abondance d’attentions qu’elle me témoignait, mais j’avais peur de la blesser en lui demandant d’en faire un peu moins. La tasse vide et les miettes de biscotte du petit déjeuner de mon père traînaient encore sur le coin de la table. J’étais le dernier client du service du matin.
   Pour l’instant, je n’étais pas encore autorisé à conduire. Ma mère se chargeait de me transporter aux quatre coins du village. J’avais évoqué la possibilité de faire appel à un taxi, mais elle s’y était très fermement opposée. « Tu vois bien que ça ne me dérange pas ! » Je faisais semblant d’y croire.
  Ce matin, elle devait passer chez le boucher et le boulanger pour prendre possession de ses commandes du réveillon. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle aurait ses deux fils à la maison le soir de Noël. Je percevais dans chacun de ses gestes un mélange d’excitation et de crainte. Elle n’ignorait rien des tensions entre Geoff et Isabelle.
  Elle me déposa chez le kiné, dans une petite rue derrière la mairie. L’essentiel du travail de rééducation concernait les fonctions motrices et la ceinture abdominale. Pour ce qui est de la marche, je n’éprouvais plus aucune difficulté. J’avais traîné dans le village durant plus d’une heure la veille. Du côté du thorax, c’était plus délicat. J’avais été charcuté dans tous les sens, à tel point que chaque mouvement un peu contraignant réveillait une cicatrice.
   Le kiné n’était pas du genre à forcer le client au-delà du raisonnable. Il me relâcha après une vingtaine de minutes de souffrances.
   Le temps était sec et l’on apercevait même quelques coins de ciel bleu au milieu des enchevêtrements de nuages qui bouchaient l’horizon. Je décidai de flâner un peu avant de rejoindre ma mère. Après avoir traversé la place et contourné l’église, mes pas m’amenèrent vers le bas de la rue Belle-Croix, tout naturellement. J’avais si souvent arpenté ce trottoir aux raccords de bitume et de pavés disjoints...
    La plupart des petits magasins du bas de la rue avaient disparu. Même le café où nous nous retrouvions pour de grandes parties baby-foot avait lâché la rampe. Des rideaux de tulle gris avaient été tendus en travers de la vitrine, on avait descendu l’enseigne, et remplacé la porte vitrée par un solide panneau de bois. Une échoppe de moins, une maison de plus où un vieux commerçant ressasserait jusqu’à la mort son aigreur envers la versatilité des clients et ses regrets éternels de n’avoir pas vu venir l’offensive des grandes surfaces.
    Le magasin de monsieur Meulenaere avait connu le même sort. Le temps avait fait son œuvre : la grande vitrine avait été débarrassée des dizaines d’affiches qui s’y entassaient naguère, et recouverte à la hâte de blanc de Paris. En reculant d’un pas, je constatai que l’enseigne avait disparu elle aussi. Ça n’avait rien de surprenant : Meulenaere avait dû fermer boutique au début des années 90 et personne n’avait eu le courage de reprendre une presse-magasin de jouets en plein village.
à suivre...


Le premier extrait est à lire ICI

  

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