dimanche 30 septembre 2012

Les Châtiments d'Apophis : un troisième extrait !

Les Châtiments d'Apophis, ce sont 2 auteurs, Maryse Cherruel et Patrice Dauthie, et ce sont 3 extraits à découvrir.

Aujourd'hui, le troisième et dernier extrait qui présente de manière un peu débridée le SDF Van Gogh. Van Gogh est un personnage non récurrent, presque accidentel, qui apparaît pour souligner la fascination de Joris devant l'absurdité de la modernité capitalistique.


 

 Extrait




Joris n’avait qu’un seul ami. Et encore, peut-on qualifier d’ami celui qui ne connaît même pas votre nom ? C’était un de ces pauvres hères fracassés par la vie, un sans domicile fixe comme on dit. Car dans les codes de la société civile, il faut à tous un domicile fixe, dans cette manie administrative de vouloir ficher, figer, vitrifier l’humain, le mettre dans une case, dans une grille de lecture, lui faire respecter les codes, bien sûr, car casser les codes c’est réservé aux artistes qui font tremper des crucifix dans l’urine ou exposent des homards en plastique au château de Versailles.
 Van Gogh avait un domicile. Dans le quartier Euralille, au pied de la botte de ski, édifice monumental de béton, d’acier et de verre, se trouve une pièce d’eau pourvue de jets qui ne fonctionnent que par intermittence et on ne sait pourquoi. Force est de constater que l’eau en est absente une grande partie de l’année.
L’équipement initial, vraisemblablement conçu dans les limbes du cabinet d’un architecte qu’on pourrait qualifier de mégalomane en tombant dans le piège du pléonasme, l’équipement donc, ne remplit son office qu’en période estivale ou lors des manifestations festives dont la municipalité est friande.
 Mésentente des opérateurs sur la prise en charge de l’entretien du cloaque en devenir, jet d’éponge des autorités chargées de la maintenance, détection d’un défaut hydraulique par les ingénieurs, consommation liquide jugée dispendieuse, on ne savait pourquoi mais, la plupart du temps, la dalle de béton mise au jour ne laissait luire sous la lumière que quelques flaques abreuvant les pigeons. Dans un angle de l’installation, une cavité dévoilée par l’assèchement de la pièce d’eau s’enfonçait sous la semelle de la botte de ski. 

 Il fallait se baisser pour pénétrer dans cette grotte urbaine dans laquelle avait trouvé refuge Van Gogh, ainsi nommé parce que son oreille gauche avait été sectionnée par le cutter d’un malveillant au cours d’une rixe pour le partage d’un litre de mauvais vin. La quérulence des sans-abri est bien connue et le pavillon de l’oreille gauche de Van Gogh avait échoué dans le ruisseau d’une ruelle lilloise.

 Il n’avait pas d’âge. Entre quarante-cinq et soixante-cinq ans peut-être mais les années passées dans la rue épuisent les hommes. Van Gogh n’était pas tanné comme les marins au long cours. Au contraire, tel le protée des mondes cavernicoles, sa peau semblait à peine dissimuler les vaisseaux sanguins ; des affections œdémateuses en altéraient l’aspect. Associée aux trémulations de ses bras, la flaccidité de l’ensemble donnait de Van Gogh l’image d’un homme d’une grande fragilité, celle d’une larve émergeant de son couvain.
Joris le rejoignait parfois au bord de l’antre. Pas d’esbroufe dans ces rencontres. Van Gogh s’extirpait de sa litière entourée de canettes de 8°6 vides et se redressait pour accepter la cigarette qui lui était offerte. Un signe de tête était son seul remerciement. Ensuite, il se levait avec difficulté, massait ses membres engourdis, se coiffait d’un bonnet ridicule et les deux hommes s’asseyaient face au théâtre de marionnettes. Ils échangeaient des regards en observant les hordes de Whamps débarqués du Mongy tout proche.
Les Whamps, c’est ainsi que Joris nommait les groupes de jeunes maghrébins vêtus de survêtements luisants, de casquettes et de baskets aux logos phosphorescents, qui tentaient alors de pénétrer dans le centre commercial, de l’autre côté de la place François-Mitterrand.
Les Whamps, c’est la première image qui lui venait à l’esprit, en référence aux guerriers fantasmagoriques qui peuplent les histoires de Bob Morane. Parfois, trop menaçants ou véhéments, ceux-ci étaient éconduits par des vigiles épais engoncés dans des complets d’hommes d’affaires inadaptés à leurs fonctions, aidés dans leur mission de refoulement par des chiens agressifs.
Joris et Van Gogh voyaient aussi passer tous les pressés qui bossaient, les voyageurs dont les roulettes des valises faisaient des staccatos sur la chaussée pavée d’autobloquants. Les deux hommes, assis sur la margelle, observaient ce monde qui n’était plus seulement à plat. Il était sous terre ou s’élevait vers le ciel. Les humains n’avaient jamais été aussi proches des insectes sociaux qui courent d’une galerie à l’autre.
Joris et son comparse sentaient la vibration des trains à grande vitesse qui pénétraient dans la gare par des tranchées couvertes, trains qui essaimaient les humains rejoignant la vieille gare de Lille-Flandres ou le centre-ville en transitant inéluctablement par la ruche du centre commercial pour aller y féconder le capitalisme. De jolies jeunes femmes qui sentaient bon, hissées sur leurs escarpins, passaient en rêvant sûrement, comme dans la chanson de Bashung, d’atomiseurs, de formes oblongues et de cylindres si longs qu’ils sont les seuls qui les remplissent de bonheur.
C’est ce qui venait à l’esprit de Joris alors que Van Gogh marmonnait, lui, « ils sont fous, ils sont fous de courir comme ça ».

En fin de journée ils s’éloignaient jusqu’au pont d’Erfurt. Et là, fumant une cigarette, ils regardaient le soleil se coucher, avec ses reflets cuivrés sur la façade du Crowne Plaza.
L’hôtel n’était pour eux qu’un gros cétacé bizarrement pourvu d’écailles rougeoyantes, alors qu’il leur semblait naviguer sur le pont routier, entendant les filins d’acier et les drapeaux à fleur de lys claquer sur les perches métalliques de l’ouvrage sous l’effet d’un vent toujours tourbillonnant au milieu des édifices monumentaux. Ils étaient sur un vaisseau-amiral qui tremblait sous le poids des véhicules. Mais ici la mer n’existait pas, comme dans la chanson d’Art Mengo. La terre en vue, les jardins de Matisse, étalait son masque de verdure à quelques encablures.
Parfois ils s’éloignaient vers la rue du Fau-bourg-de-Roubaix, afin de pisser dans les espaces verts de la communauté urbaine, dissimulés par les hautes tiges fuligineuses qui s’aplanissaient avec l’automne, figurant les andains laissés par les faucheurs dans de plates campagnes.

Van Gogh aurait eu plusieurs vies. Légionnaire, manutentionnaire, chauffeur routier international, mais longtemps, trop longtemps trimardeur... Joris ne le contredisait jamais. Il acquiesçait benoîtement, confortant l’homme dans ses divagations, lui offrant le cadeau d’un assentiment à sa douce folie, comme si cette complicité traçait une voie invisible dans un espace où finalement tout n’était que délire. Une fois rassasié d’images et de compagnie nicotinique, le SDF se retirait dans la cavité.
Là, comme un animal, il tournait la tête de droite et de gauche pour vérifier l’absence de prédateur, puis se retirait du monde des vivants.
Alors il s’allongeait sous la botte de ski, dans un alignement parfait avec la géométrie du monument, la tête sous la colonne, les pieds vers les phalanges de ce qui pouvait devenir son gigantesque cénotaphe, avec en ligne de mire, sur sa droite, la statue de François Mitterrand, mort pour la France et le libéral-socialisme.
Un jour peut-être, se disait Joris, un jour peut-être vivrais-je ainsi.

 Au plaisir de vous retrouver plongé dans Lille aux serpents !



6 commentaires:

  1. Bon allez, je me lance, sans brouillon...
    J'ai a do ré. Ce chef d'oeuvre, sans guillemets, fait parti des livres qui ne prennent pas la poussière sur une étagère, tant on a envie de le relire histoire d'ajouter des mini post-it pour marquer les passages succulents, qu'on aurait oublié par l'inadvertance d'une étourderie. De le prêter pour le faire connaitre. J'aime pas prêter alors je l'ai offert et il est déjà dans le "chude"... enfin au sud de Paris !!! Parce le neurone qu'on a entre les deux oreilles s'en prend plein la tête, et que les chygo... euh les zygomatiques n'en peuvent plus d'être tendues comme les extenseurs sur le vélo du facteur. En fait c'est le meilleur antirides non testé sur animaux ni sur "vieux"... (je pourrais développer cette mais il faudrait 10 pages. Hormis l'intrigue haletante qui n'en fini pas de nous essouffler tant on a envie de savoir, on reste en apnée car les vérités de notre société décrites avec brio (avec qui ?), avec un brin causticité, donnent un sacré coup de pied à nos fesses ramollies par des fauteuils trop mous...

    Je vous ai prévenu, c'est un premier jet d'encre et désolé pour les maladresses, les écarts de langage.

    Promis, dans cinquante ans j'écris mes "Chroniques Marchiennes"

    Bien à vous

    Caroline

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    1. Bonsoir Caroline,

      Désolé de répondre aussi tardivement à vos éloges mais on a eu, Maryse et moi-même, beaucoup de mal à nous en remettre ! Et que vous dire pour être à la hauteur du compliment, si ce n'est que la rencontre (je ne peux surligner le mot car le blog ne m'offre pas les artifices Wordiens, mais il est surligné dans ma petite tête), la rencontre disais-je, entre auteurs et lecteurs (soyons fous, j'ai mis un S à lecteur) est la plus belle récompense qui soit.
      Nous nous contenterons de recevoir ce cadeau en vous promettant de tout faire pour que le prochain livre vous incite à reprendre la plume dans le même esprit... Des maladresses et des écarts de langage comme les vôtres, on en redemande ! Au plaisir de vous revoir sur un prochain salon. Amitiés. M. & P.

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  2. Bonjour à vous Caroline

    et merci pour ce commentaire :D Commentaire, dont nous avions parlé au salon de Somain, ce 13 octobre, quand vous êtes venus voir Patrice et Maryse Cherruel. Toutes nos excuses pour l'absence d'Olivier Hennion que vous souhaitiez rencontrer.

    Michaël

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  3. "bonjour à vous deux,
    Une bonne nouvelle : je dois adresser mes félicitations aux "4 mains" qui ont écrit le livre. Je l’ai lu en 5 heures et l’ai vraiment apprécié. L’énigme est bonne et pas courante. Le style (même si surprenant au début) devient vite un très bon vecteur pour rentrer dans l’histoire. Enfin j’ai particulièrement apprécié les vues sur la société qui sont loin d’être tendres mais ô combien réalistes !!! En fait il a les meurtres mais aussi le cheminement intellectuel qui y mène. A un certain moment j’essayais même d’identifier les deux mains qui étaient à l’origine de la phrase. J’espère que votre livre recevra le succès qu’il mérite (a comparer avec certains succès en librairie, il le vaut amplement). Vivement le prochain !!! Guy"

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  4. Bonjour, Je vous ai rencontrés ce dernier samedi au salon du livre de La Bassee, ou nous avons discouru tous les trois des diverses avanies de notre "Bas" Monde tout en achetant et me faisant dédicacer votre ouvrage "A quatre mains", ouvrage que je viens d'achever, comme aurait dit la Commissaire TELIER, et que j'ai adoré, sans forfanterie aucune!! Commencé hier matin, terminé ce soir, 355 pages a dévorer sans modération!! Dans cette langue française pourtant si riche, j'éprouve certaine difficulté à distinguer un superlatif par rapport a un autre :le style remarquable, la variété des mots, le vocabulaire "échevelé", le coeur de l'intrigue, les contours sociétaux, économiques, humains, politiques,sociaux, tout est si bien dessiné, si bien perçu que je ne saurais trop le recommander a mes pires ennemis, le seul problème insoluble étant que ces individus ne lisent pas car ils sont incultes, ceci dit sans aucun mépris,quoique.... Un grand Bravo encore, et tentez de poursuivre dans cette voie en vue d'un tel plaisir de lecture!! Cordialement. Jean-Michel

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    1. Les mots nous manquent pour vous exprimer ce que nous avons ressenti à la lecture de votre message qui nous laisse encore stupéfaits.
      Remerciements d'abord pour avoir pris la peine d'argumenter votre critique, bien au delà de nos espérances.
      Grande joie (fierté?) d'avoir pu vous rendre accro à notre style, à notre intrigue.
      Encore peu nombreux sont les retours des lecteurs qui nous ont fait l'honneur d'acheter notre roman.
      Votre enthousiasme nous autorise à poursuivre l'aventure que nous n'osions rêver...
      sur ces quelques mots je vous souhaite une excellente soirée.
      au plaisir de vous retrouver sur un salon ou un autre...
      cordialement
      Maryse & Patrice

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