Exceptionnellement pour Noël, le blog Riffle Noir reprend du service !
Il vous propose la lecture de cette nouvelle écrite par Eric Lefebvre, auteur de Sortie Lens-Est, Requiem pour un toubib et Les éperons maudits !
Bonne lecture, et très bonne fin d'année 2016!
Rendez-vous en 2017
sur le nouveau site
des
éditions du Riffle
UNE BONNE
GROSSE DINDE
POUR NOËL !
par Eric Lefebvre (c)2016
Il avait
faim. Une faim atroce, puissante, obscène même, une faim
triomphante qui tenaillait son corps et dévorait son esprit. Depuis
déjà quelques jours, il la sentait monter en lui ; d’abord
un vague petit creux et puis, envahissant petit à petit chaque
parcelle de son corps, chaque fibre de son être, la fringale s’était
muée en un féroce appétit, une violente envie. Cette sensation
obsédante dominait tout le reste, Il ne dormait plus, ne vivait
plus. Toute son énergie n’était tendue que vers un seul but,
assouvir, calmer, apaiser cet irrépressible besoin.
Tel un junky en
manque, le malaise menaçait de l’emporter à chaque instant. Ses
muscles, régulièrement agités de secousses, lui rappelaient de
façon cocasse que le corps humain en comptait six cent
cinquante-six. Autant de raisons d’avoir mal. Une amertume acide
lui rongeait l’estomac. La nausée montait, puis redescendait,
montait puis redescendait, inlassablement. Trouver quelque chose à
se mettre sous la dent devenait plus qu’urgent, vital. Il s’arrêta
un instant pour enfoncer la capuche de son sweat sur sa tête. Cela
pinçait sec ce soir ! Ne manquait plus que la neige !
Saloperie de temps !
De lourds nuages noirs s’étaient
répandus sur la ville, comme autant de corbeaux affamés sur un
cadavre bien dodu. Une authentique chape de tristesse et de
désespoir, l’impression de vivre dans une boîte, tel un rat de
laboratoire. La nuit venait de tomber, sans crier gare, à presque
s’écraser la tronche sur le trottoir. « Nous vivons
actuellement les journées les plus courtes de l’année, mais le
solstice d’hiver verra le retour de la lumière», avait gazouillé
la sémillante miss Météo du journal de midi. Le solstice, la
lumière, la plupart des gens n’en avaient rien à foutre. Ils ne
demandaient pas la lumière, tout ce qu’ils voulaient c’était
fêter la naissance du père Noël et s’en mettre jusque là. Et
tant pis pour le diabète ou le cholestérol. ON ALLAIT FAIRE LA
FÊTE ! La joie et la bonne humeur étaient obligatoires et
bâfrer, un devoir. Autour de lui, toute une humanité fébrile
allait et venait, les bras chargés de cadeaux ou de victuailles,
sans même lui jeter un regard, le laissant seul en proie à sa
dévorante envie.
Une bonne grosse dinde pour Noël !
L’idée
s’était imposée comme ça, d’un coup et depuis ne le quittait
plus. Il l’imaginait ronde, opulente et succulente à souhait, la
chair ferme, mais néanmoins fondante sous le couteau. Il en salivait
d’avance. Oui, mais voilà… Le réveillon du 24 décembre se
rapprochait dangereusement et pas le moindre gallinacé, même
rachitique, à l’horizon.
Dans une
poignée d’heures, ce sera le top départ et la France entière
était dans les starting-blocks. Toutes lumières dehors,
d’affriolantes vitrines lançaient des clins d’œil énormes aux
derniers chalands et faisaient la retape en murmurant à l’oreille
des porte-monnaie: venez, venez, entrez, laissez-vous tenter,
laissez-vous faire, achetez, dépensez… C’était une surenchère
de couleurs, de dorures, de lumières et de musiques. Chacune
rivalisait d’imagination et d’audace, pour attirer les
retardataires et soulager en douceur leurs comptes en banque,
jusqu’au dernier centime. Lui, avançait seul sur son chemin sans
leur accorder l’aumône d’une quelconque attention. Il savait
qu’il avait choisi une voie difficile. Mais c’était sa voie.
La
fête, les cadeaux, la joie, tout ça, ce n’était pas son trip,
mais impossible d’y échapper.
Un bus traversa soudain son champ de
vison. Sur ses flancs, une gigantesque pub pour une enseigne de la
grande distribution proclamait : « Faites vos achats de
Noël et payez dans deux mois, sans frais ». La belle arnaque !
La bûche se payait à la Saint Valentin, les crêpes de la
chandeleur se réglaient à Pâques et les œufs en chocolat, fin
juin. C’est comme ça qu’on tenait les foules ; il y avait
toujours quelque chose à payer. Consommer semblait d’ailleurs être
le dernier avatar du patriotisme. Un bon citoyen ne donnait plus son
sang, mais ses sous. Et tout était fait pour qu’il crache son
artiche, son flouze, son blé. Des petits malins avaient même
importé des USA le « Black Friday » qui avait fait
quelques jours auparavant des ravages sur le net : réalisez
votre achat en moins de vingt secondes. Le « binge
drinking » version consumériste.
Il traîna encore un peu au
hasard, guettant, sans y croire vraiment, une bonne fortune, mais
l’heure avançait et les rues se vidaient, inexorablement. Il n’y
aurait bientôt plus que les chiens errants, les réprouvés, les
marginaux ou les originaux pour encore mettre le nez dehors. La
majorité des gens se dépêchaient de regagner leur cocon douillet
pour s’extasier devant un sapin en plastique en découvrant des
cadeaux improbables, avec la satisfaction du devoir accompli. Tel un
automate, mais un automate affamé, il mettait un pied devant
l’autre, presque étonné de voir que cela le faisait avancer.
Silhouette grise et anonyme, égarée dans un monde qu’il regardait
avec un détachement d’entomologiste. Mais l’idée de croquer à
pleines dents une bonne grosse dinde pour Noël, bien juteuse et bien
grasse, s’éloignait de lui à la vitesse de la lumière. Va où la
faim te mène, se répétait-il jusqu’à vider les mots de leur
sens, va où la faim te mène. Va où la faim te mène…
Etait-ce un
signe de la providence, il n’y croyait plus, mais Il finit par
échouer en périphérie de la grande ville, dans un quartier oublié
sinon des hommes, du moins des urbanistes. Un quartier où même le
Père Noël aurait hésité à déposer sa hotte.
Tel un fanal
dans la nuit noire, la lumière d’une baraque à frites luisait
dans le lointain. Le Petit Poucet n’aurait pas rêvé mieux.
Imitant la phalène attirée par l’éclat trompeur de l’ampoule
électrique, il se laissa porter vers elle. « La frite
enchantée », le nom accrocheur en lettres rouges sur fond
blanc se devinait de très loin. Coincée entre un bureau de poste et
un transformateur électrique, la camionnette semblait avoir été
posée là pour offrir un halo de chaleur et d’humanité aux exclus
de la fête. Une véritable « île au trésor », avec un
trésor autrement plus tentant que de vulgaires pièces d’or ;
de merveilleux bâtonnets de pommes de terre, dorés à souhait. Sous
l’auvent précaire battu par le vent glacial, deux naufragés
essayaient de se réchauffer. Un petit mec, maigre et voûté, tapait
la discute avec une belle de nuit, toute vêtue de cuir et plutôt à
l’aise avec ses rondeurs. De loin, la conversation semblait
animée ; le type mimait, à grand renfort de gesticulations,
une scène extraordinaire extraite du livre de sa vie. Du patron, on
ne devinait que les avant-bras musclés, les mains poilues et un
tablier blanc maculé de graisse. Sa voix de basse semblait venir
d’outre-tombe et contrastait avec les intonations nasillardes du
gnome. La fille se contentait d’écouter et applaudissait aux
pitreries de son compagnon d’infortune. La buée de leur haleine se
voyait de loin. Un instant indécis, Il s’arrêta. La faim lui
déchirait l’estomac de façon atroce. Oui, non, oui… C’était
trop tentant. Au fur et à mesure de sa progression, des bribes de
conversation lui parvenaient avec de plus en plus d’acuité
….Putain, qu’est-ce qu'i caille… et ce vent de merde…
peut-être un Noël blanc… en tout cas, pour nouvel an, j’me
déguise… Mais, t’es déjà déguisé… Il n’était maintenant
plus qu’à un jet de canif du havre tant espéré. La fille avait
un coca à la main, le type, une canette de bibine de taille XXL. Il
désigna sa barquette de frites posée sur le comptoir et apostropha
le maître des lieux :
— Hé
Jackie, mets-moi donc d’ la sauce samouraï.
— T’as
décidé de devenir un homme, s’esclaffa le patron. C’est trop
fort pour toi, man !
— Fais
pas chier, c’est Noël, fit le gnome. Il rota vigoureusement,
déclenchant l’hilarité générale.
Parvenu
pratiquement sous l’auvent, l’odeur grasse et chaude de la
friture satura ses narines. La fille s’arrêta soudain de rire et
le dévisagea un long moment. Blonde, les mèches rebelles, un gloss
un peu trop glossy et autour des yeux, du fard à paupières,
appliqué sans retenue. Un blouson et une jupe en simili cuir, des
bas résille noirs à large maille et des bottillons fourrés. Très
loin des canons esthétiques habituels, elle sentait bon la trentaine
ballotée par la vie, le genre de beauté canaille qu’il
affectionnait, particulièrement. Ils se dévorèrent goulûment des
yeux en silence, à savoir qui aurait le plus d’appétit. Le
maigrichon se retourna en titubant et faillit aller embrasser le
bitume.
— Gaffe
Momo, ricana la fille, tu ne vas pas passer l’année.
Mais elle
n’avait soudain plus d’yeux que pour le nouvel arrivant :
— Hé
Jackie, vl’à un client, fit-elle au patron, en décochant un clin
d’œil appuyé à l’inconnu.
— Ah
merde, s’exclama ce dernier avec mauvaise humeur, j’viens juste
d’éteindre mon huile, j’rallume plus !
Le ton était
sans appel. Elle eut un haussement d’épaules désolé, qu’elle
ponctua d’un sourire enjôleur. Il lui rendit son sourire, puis
rebroussa chemin, la tête volontairement basse. Il fit quelques
mètres, quand une main accrocha sa manche droite. La fille lui
lança :
— Hé,
Cow-boy, où tu vas ? T’es seul ?
— Plus
maintenant !
Un sourire
radieux éclaira son visage. C’était la réponse qu’elle
attendait : un prince charmant le soir de Noël ! Un prince
charmant pour elle toute seule encore. Elle l’entraîna par le
bras et ils s’éloignèrent dans la nuit sans se retourner.
— Tu
t’appelles comment cowboy ?
— Jacques.
— Moi,
c’est Lola… L-O-L-A, tout simple !
— Ah
Lola-Lola, déclama-t-il soudain en prenant une pose de comédien,
que de souvenirs !
— T’es
un drôle de zèbre toi.
Elle éclata
de rire. Les rues étaient désertes. Ils firent encore quelques pas,
bras dessus, bras dessous, comme un couple d’amoureux ordinaires.
Elle se cramponnait à lui avec une rage désespérée, comme un noyé
s’agrippe à une planche échappée du naufrage. Elle essaya de
capter son regard :
— À
la façon qu’ t’as eue de me mater, j’ai tout de suite vu
qu’t’avais une idée derrière la tête, cowboy. Eh bien moi
aussi, j’en ai une d’idée… et si ça se trouve, c’est la
même.
Il se
contenta de la jauger en silence, avec une gourmandise non
dissimulée. Le parfum de cette fille, son haleine sucrée, sa
présence animale et chaude à ses côtés, lui envoyaient des ondes
brutales et intenses dans tout le corps. Un désir violent le prit au
creux des reins. La belle essayait toujours de capter son attention :
— Hé
cow-boy, regarde-moi, j’ai envie de te dire oui !
Sans dire
un mot, il l’entraîna dans une courée toute proche. La lumière
anémique de l’éclairage urbain créait des ombres inquiétantes
sur les portes et les fenêtres, toutes murées, des anciennes
habitations. Une spirale de papiers gras voletait sur de tristes
pavés usés par la rudesse de la vie. Pas un chat, ou presque :
un matou en maraude sauta d’une montagne de détritus et s’enfuit
à leur approche. Il la coinça contre le mur de brique, et planta
son genou entre les cuisses de sa conquête. Tandis que sa main
gauche l’immobilisait, sa main droite explorait le corps de sa
proie. Des jambonneaux fermes, un petit bedon bien rebondi et des
seins, des seins, des seins !
Elle
minauda :
— Hum
t’es un sauvage toi ! Allez cow-boy, vas-y, fais de moi ce
que tu veux !
Il eut un
sourire carnassier. Une bonne grosse dinde pour Noël, le pied !
À emporter ou à consommer sur place ? Il sourit
intérieurement. Sur place et sans plus tarder. Elle lui palpait le
bas-ventre avec insistance, cherchant sa braguette et s’exclama :
— Ouah
l’autre, t’es drôlement en forme. Moi aussi tu sais.
Elle se
frotta langoureusement sur sa cuisse avant de reprendre son
exploration.
— Eh
cowboy, comment qu’on fait pour sortir ton engin ? C’est
quoi ce fute ! y’a que du plastique partout. T’es dans le
SM ou quoi? Elle rit bruyamment.
Il lui
adressa un sourire plein de sous-entendus. Sa capuche dissimulait une
paire d’écouteurs, Il pressa un bouton dans sa poche de poitrine
et les riffs de guitare d’Éric Clapton accrochèrent soudain ses
neurones. C’était parti pour quatre minutes de « Motherless
children ». Quatre minutes hors du temps. Quatre minutes où Il
n’était plus là que pour lui-même et pour son désir. Un désir
tout puissant qui réclamait son dû. Son esprit était en fusion,
son cœur battait à tout rompre, son sexe était tendu, douloureux.
— Alors
cowboy, s’impatienta la belle, comment qu’on fait pour sortir
ton bazar.
Pour toute
réponse, il lui ouvrit le blouson, releva son pull mohair au-dessus
des seins, lui arracha le soutien-gorge et commença à caresser son
ventre d’un blanc laiteux. La fille se laissait guider par le
rythme de ses caresses, et se frottait en cadence sur la cuisse
tendue entre ses jambes. La langue sortie, elle essaya d’attraper
sa bouche, mais ce n’était pas cela qui l’intéressait. Il la
plaqua fermement contre le mur.
— Eh,
tu m’ fais mal, cria-t-elle avec une pointe d’inquiétude dans
la voix. J’peux plus respirer.
Elle tourna
la tête pour essayer de prendre une goulée d’air, ses boucles
d’oreille en pierre de lune captèrent un court instant la lumière
sale du lieu. Ce fut comme un signal. Il fouilla dans la poche de son
sweat et prit le mouchoir trouvé quelques minutes plus tôt dans un
caniveau. Il l’enfonça profondément dans la bouche de la fille.
Une lame
apparut soudain dans sa main. Tel un naja crachant son venin, il lui
fendit le ventre du pubis au sternum. Aussi brutal que précis. Il
fit encore deux incisions sous-costales de chaque côté. N’étant
plus retenus par la paroi abdominale, les viscères glissèrent
lentement sur les cuisses de la fille. Explorant les entrailles
encore chaudes et palpitantes, la lame, devenue presque autonome,
allait et venait avec une adresse toute chirurgicale. La musique de
Clapton saturait son esprit. Il scruta le regard de sa proie :
la joie s’était muée en surprise et tout de suite après, en
terreur. Une terreur intense, irraisonnée, assortie d’une
souffrance exquise. Un cocktail enivrant. Au-delà de ce qu’il
était possible d’espérer.
L’orgasme
le cueillit presque par surprise. Au même moment, il sentit le corps
de sa proie se transformer en une poupée de chiffon. La lumière qui
une seconde plus tôt animait encore son regard venait de s’éteindre,
définitivement. Il la laissa glisser le long du mur et la belle
s’écroula sur le bitume en une posture grotesque. Dans ses
oreilles, « Slow Hand» se déchaînait. Penché en avant, il
s’appuya quelques secondes contre le mur, respirant profondément.
L’odeur douçâtre du sang mêlée à celle, plus forte, des
viscères, agissait comme un rail de coke. Cependant - et
c’était la même chose à chaque fois - après l’acte, il
se sentait vidé, vidé comme s’il venait de courir un marathon,
vidé, mais apaisé. Il jeta un coup d’œil aux alentours.
Personne. Mais qui se souciait d’une bonne grosse dinde dévorée
un soir de réveillon ? Venait maintenant le moment critique,
mais toujours excitant, du retour à la vie civile. Un peu plus loin,
il se glissa dans l’ombre d’une porte cochère, ôta son sweat
ainsi que la combinaison qui le protégeait de la tête aux pieds. Il
s’était entraîné des dizaines de fois et pouvait changer de
tenue en moins de deux minutes.
Il effaça
ensuite les restes du somptueux festin qui maculaient ses bottines
et mit tous les déchets dans un petit sac à dos. Il ne laisserait
aucune trace derrière lui. Mains et avant-bras étaient recouverts
d’un gel de silicone qu’il avait mis au point. De ce côté-là,
non plus, rien à craindre. Les sensations étaient garanties, mais
sans aucun risque.
Et demain,
lorsqu’à l’institut de médecine légal, l’OPJ lui
demanderait : « Alors docteur, qu’en pensez-vous ? »,
il pourrait à loisir contempler son œuvre, sous la lumière crue du
scialytique.
Noël
2016.
Pour
les B Sisters.
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